la fin du voyage
Rien ne les destinait à se rencontrer: lui, prof brillant et bouillant, elle, petite bonne métisse, bagarreuse et rigolote. Il venait de voir s'éteindre la mère de ses enfants, elle sortait d'une relation destructrice avec un mari violent. Mais l'amour a ses raisons que la raison, etc, etc. Ensemble, ils ont construit cette maison de rêve dont j'ai déjà parlé ici, remonté les restanques pour y planter des oliviers. Il lui a offert l'amour des livres, elle lui a appris à s'émerveiller sur des petites choses, une fleur, une couleur, une bestiole qui passe. Pendant des décennies, ils ont milité corps et âme pour la laïcité, la république, les repas chez eux m'enchantaient.
Ils se sont disputés beaucoup, aimés énormément. Et puis, il y a quelques années, le crabe a attaqué P.On n'ébranle pas comme ça un grand monsieur, alors un deuxième crabe s'y est mis. Il y a quelques mois encore, lors d'un méchoui dans leur petit paradis, je m'émerveillais de voir P., ses 84 ans et ses 2 cancers m'embarquer dans son antre, une pièce sous la maison tapissée de bouquins , pour y chercher "les lettres de Louise Michel".
Mais la faucheuse rode. Il y a 2 semaines, P. a été hospitalisé: d'abord ici, puis dans un autre hopital, puis ramené ici il ya 2 jours. Cet après-midi, E. et moi y sommes allées. Une toute petite chose dans un lit, les yeux fermés, des tuyaux partout, sans force aucune. J'ai pris la main "libre", collé mon oreille à sa bouche, j'ai entendu les mots "tout arrêter...débrancher...". E. est sortie pleurer dans le couloir, je suis restée appuyée à la barrière du lit, j'ai fermé les yeux pour mieux entendre les mots , j'enrageais de ne pas tout comprendre. Une jolie infirmière est venue me virer, j'ai embrassé cette main qui a tourné tant de pages, tant écrit, fait naître un potager au milieu de cailloux, récolté les olives, la main d'un homme qu'on ne peut que respecter.
Ce soir, E. va appeler J. , moi, je vais prévenir les copains.
Saleté de faucheuse, laisse-le nous encore un peu, s'il te plait.