Le Duke
Quand Fils Ainé va mieux, il le montre. Ce matin, parti faire les soldes, revient à midi avec le sourire qui me fait craquer, le même que quand nous allions au jardin donner du pain aux canards (en fait il leur donnait son goûter et mangeait le pain sec!), j'ai quelque chose pour toi.
Me connait bien le bougre, sait comment s'adresser directement à mon ptit coeur de mère, le cadeau est un disque de Duke Ellington, le grand, l'unique, LE Duke.
Un disque pour rêver de jardins sous la lune, d'hommes en smoking qui font tourner des femmes en fourreau, de whiskeys forcément on the rocks, de films en noir et blanc, mais pas seulement.
Rien que ces deux mots, le Duke, la voix de mon père quand il racontait: les américains qui préparaient le débarquement, qui s'étaient installés là-bas, à Blida, le théâtre aux armées, comment lui, Loulou, le petit pied-noir, fils d'instit, lieutenant spahi (il en était si fier) avait découvert le jazz. Quand il se mettait au piano, le paternel, qu'il balançait ses accords en criant "c'est le swing" (ma mère: Louis, les voisins, voyons...),j'étais heureuse d'avoir un père qui se transformait en jeune homme. Je l'imaginais faisant tourbillonner de jolies filles habillées de jupes coupées dans des toiles de parachute, je savais qu'il était parti "débarquer" (pas loin d'ici d'ailleurs) en rigolant. Qu'il était revenu avec des souvenirs impossibles à raconter, mais qu'il avait gardé son rire.
Quelques années plus tard, il a rencontré ma mère. Jeune fille sage, très sage qui ne dansait pas. Mais c'était son homme, elle avait adopté ses musiques.
J'écoute Indigo Mood et je pense à eux.
Ce soir, je demanderai au Charmant un whiskey on the rocks.